La responsabilité des sociétés pharmaceutiques face à la crise des opioïdes

Suite à la crise des opioïdes aux Etats-Unis, de nombreuses sociétés pharmaceutiques ont accepté des règlements amiables (settlement) par lesquels elles s’engagent à verser des milliards de dollars, notamment aux Etats touchés par cette crise. La société AmericansourceBergen a par exemple, dans un accord conclu avec le Procureur de l’Etat de New York, accepté de verser plus de 6 milliards de dollars sur dix huit ans. Mécontents des sommes dues, des actionnaires de cette société avaient engagé une action ut singuli[1]. Ils considéraient en effet que les administrateurs avaient violé leur obligation d’agir dans l’intérêt de la société et qu’il en était résulté un préjudice pour cette dernière. Celle-ci étant immatriculée dans l’Etat du Delaware, l’action était engagée dans cet Etat. Dans ce dernier, avant de pouvoir engager la responsabilité des administrateurs, les actionnaires doivent démontrer qu’ils étaient actionnaires au moment des faits contestés, et surtout, qu’ils ont des raisons légitimes de ne pas avoir demandé au conseil d’administration d’agir en justice au nom de la société. En l’espèce, les actionnaires faisaient valoir que la demande était futile parce que plus de la moitié des administrateurs étaient en poste au moment des conduites reprochées. Il était donc évident que ces derniers refuseraient qu’une action soient engagée contre eux. La Cour rejette néanmoins leur prétention en se fondant sur une décision rendue par une Cour de l’Etat de Virginie Occidentale[2]. Celle-ci portait sur la responsabilité de la société pharmaceutique AmericansourceBergen dans la crise des opioïdes dans la ville de Huntington et dans la région de Cabell. Dans cette décision de 154 pages, la Cour de Virginie Occidentale commence par reconnaitre la réalité de la crise des opioïdes ainsi que ses effets sur la population. Elle note notamment que, depuis 2000, plus de 300.000 américains ont perdu la vie suite à une overdose d’opioïdes. Elle ajoute que la Virginie Occidentale est le point zéro de cette crise et qu’il s’agit de l’Etat qui a été le plus touché. Concernant plus précisément Huntington et la région de Cabell, elle précise que plus de 10% de la population de la ville est dépendante aux opioïdes. La Cour expose ensuite les importantes répercussions négatives de cette crise sur la vie des habitants. En effet, selon les chiffres retenus, le nombre d’enfants placés a plus que doublé depuis le début de la crise, avec 80% des placements dus à des addictions, et la criminalité a nettement augmenté, faisant corrélativement baisser le prix de l’immobilier. La crise des opioïdes entrainent également des conséquences sanitaires avec des risques accrus de contracter le Sida ou une Hépatite C ou B. Après le constat de la crise, la Cour étudie les moyens des parties et notamment les 70 témoignages reçus au cours des 2 mois qu’a duré le procès. Suite à cette étude, la Cour rejette les demandes de la ville Huntington et de la région de Cabell. Plus précisément, elle considère que les demandeurs n’ont pas démontré que la société AmericansourceBergen n’a pas respecté ses obligations, notamment de diligence et de surveillance, c’est-à-dire qu’ils n’ont pas démontré que la société n’a pas pris les mesures nécessaires pour empêcher la crise. En conclusion de sa décision, la Cour écrit que les décisions de justice doivent être prises en se fondant sur les faits et la loi et non sur la sympathie. Cette décision peut paraitre étonnante au regard des nombreux règlements amiables acceptés par les sociétés pharmaceutiques ces dernières années ainsi que des sommes que ces dernières ont accepté de verser.


[1] https://courts.delaware.gov/Opinions/Download.aspx?id=345350

[2] https://www.casemine.com/judgement/us/62c6616cb50db91f3d904cb9


Corinne Boismain

Novembre 2023